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Interview de Yoann & Fabien Vehlmann

Rédigé par L'équipe BDWeb | Sep 15, 2025 7:54:02 AM

Nous vous présentions dans la lettre mensuelle de Septembre le parcours de Yoann Chivard & Fabien Vehlmann.

Aujourd'hui, suite à la sortie de Super Groom 3 - La stratégie Gaïa, nous vous proposons une interview sur cette colaboration qui a marqué l'univers de la BD. Une vision moderne et décalée de Spirou entre humour, aventure et réflexion. 

1. Comment est née l’idée de transformer Spirou en super-héros moderne avec Super Groom ?

Yoann : À la suite de l’album, la face cachée du Z, dans lequel Spirou se transformait en loup-garou, j’avais lancé l’idée pour m’amuser qu’il subissait des effets secondaires, une fois revenus sur terre. Des pouvoirs étranges, des capacités inexpliquées auraient pu faire de lui une sorte de « super-héros Involontaire ».

Il se trouve que le Journal De Spirou a eu besoin d’un récit court pour le numéro anniversaire de Batman, et nous a demandé si on avait une idée incluant nos personnages, Spirou et Fantasio. C’est alors que nous avons imaginé que Spirou accompagnerait Batman lors d’une de ses sorties, déguisé en « super groom » ou en « Groom Boy ».

Vehlmann : Moi, j’aimais beaucoup l’idée de faire un parallèle entre deux héros de BD nés en 1938 mais ayant connu des destins forts différents : Spirou étant certes une gloire franco-belge… mais Superman étant une star mondiale ! Ce qui est un peu vexant pour Spirou, haha. 

2. Quels étaient vos objectifs en lançant cette série : rendre hommage, parodier, ou moderniser Spirou ?

Yoann : Suite à l’enthousiasme, suscité par cette histoire de « Spirou super-héros », l’idée de développer une série sur un personnage avec des pouvoirs, un peu gaffeur (et dont l’entourage ignore l’identité secrète) a semblée une idée à creuser afin de toucher un public plus jeune que celui de la série classique. Il nous était dès lors permis de créer une nouvelle série à la croisée de nos influences : les B.D. franco-belge, le Comics américain, et le Manga.

Vehlmann  : Je parlerais plus d’un pastiche bienveillant des récits de Superhéros, la vision européenne du mythe du Superhéros. Le scénariste Serge Lehmann a très bien expliqué, lorsqu’il co-écrivait « la brigade chimérique », que les français et les belges ont aussi créé (et auraient très bien pu aussi faire perdurer) des « mythologies superhéroïques » dans les années 20 ou 30, mais que la seconde Guerre Mondiale a mis un coup d’arrêt à cet imaginaire, en soulignant les dangers idéologique liés à la notion de « surhomme ». Nous ne sommes hélas que trop conscients des abus liés à toute forme de super-pouvoir… Mais en même temps, nous sommes Yoann et moi des fans de comics ! Donc avec Supergroom, on rend à la fois un hommage à ce genre adoré, mais on garde une petite distance ironique.

3. Le personnage de Spirou est souvent associé à l’innocence et à l’humour. Qu’apporte son alter ego « Super Groom » de plus sombre ou plus adulte ?

Yoann : Depuis les années 80, la thématique du super-héros implique un revers de la médaille, quant au personnage principal, une plus grande sensibilité, un regard sur le monde qui l’entoure. Cela nous permet de se décentrer un peu de Spirou/super groom, mais d’apporter une réflexion sur l’environnement, la société, la politique, la moralité, etc. Comme on sait : « de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités ».

Vehlmann  :  Je ne sais pas si SuperGroom est plus sombre, mais on y aborde frontalement certains sujets graves, comme par exemple la crise climatique et ses conséquences, oui. En revanche, c’est toujours par le prisme de l’aventure et de l’humour déjanté, et d’ailleurs, j’ai pensé ces aventures comme plus destinées aux enfants qu’aux lecteurs adultes !

4. Dans quelle mesure la série s’inspire-t-elle des comics américains de super-héros, et comment avez-vous intégré ces codes à l’univers Spirou ?   

Yoann : Spirou est déjà un « Héros super », dans la mesure où il sauve des situations, parfois désespérées. Il ne suffisait pas de grand chose pour en faire un « super héros » , tous les ingrédients étaient déjà là :

Champignac, avec ses inventions est un véritable générateur à superpouvoirs.

©2025 -  Super Groom 3 -  Vehlmann & Yoann - Dupuis

Spirou, avec sa volonté de bien faire, son courage, sa ténacité, a déjà tous les ingrédients du super-héros.

Zorglub était déjà lui-même, une sorte de super vilain, à la James Bond avec des plans, très ambitieux et à conduit nos amis, dans des aventures hors du commun. A l’instar d’un Rocketeer, dont son costume s’inspire. Super groom est un type commun avec des outils extraordinaires. Il finira plus ou moins de son propre chef, par tenter de rétablir la justice là où elle est menacée.

Vehlmann : ça m’amusait aussi de montrer que Spirou est presque plus héroïque quand il aide la petite vieille de son quartier que quand il enfile son costume… J’aime bien rappeler que les vrais actes de générosité sont souvent petits, discrets mais indispensables.

©2025 -  Super Groom 3 -  Vehlmann & Yoann - Dupuis

En revanche, c’était aussi très drôle de montrer Supergroom aspirer à être un superhéros « écolo »… c’est à dire n’ayant pas des pouvoirs à l’énergie illimité. Parce que, soyons honnêtes, s’il y a bien un gros angle mort philosophique et moral dans le genre du superhéros, c’est ce fantasme de l’énergie à outrance, sans aucune limite. Alors qu’une connaissance basique en Physique rappelle que ça n’est juste pas possible.  C’est d’ailleurs un fantasme communément partagé par notre société de consommation : on vit comme si les ressources de la planète étaient infinies…Spoiler alert : elles ne le sont pas, et on va bien finir par devoir s’en soucier.

5. Que représente pour vous, en tant qu’auteurs, le fait d’avoir repris « Les Aventures de Spirou et Fantasio », une série emblématique de la BD franco-belge ?

Yoann : Pour moi, c’était un rêve de gamin, j’étais un fan conditionnel de Franquin, y compris de son travail sur la série Spirou et Fantasio, et le Marsupilami. Mes premiers essais sur ces personnages datent de quand j’étais au collège, je devais avoir entre 14 et 16 ans. Avoir l’opportunité de travailler sur une série comme Spirou et Fantasio et une forme d’accomplissement pour un auteur tel que moi, qui me suis toujours senti redevable de l’enseignement des grands maître.

En ce sens, je pense avoir modestement donné tout ce que j’avais, au service de cette série, honnêtement, sans arrière-pensée, et il faut bien le dire,  dans la joie et le plaisir grâce à la possibilité qui m’a été offerte de travailler avec mes amis, Fabien Vehlmann, Fred Blanchard, Hubert,…

Vehlmann  : ... ah Hubert, ça me fait plaisir de repenser à lui, à la fois en tant que coloriste mais aussi en tant que scénariste, car il était vraiment très doué aussi dans cet autre domaine… Quant à Fred, ses designs de génie et ses conseils avisés nous ont souvent été plus que précieux, nous avons adoré bossé avec lui !

Ensuite, concernant le côté « rêve de gamin » ce qui est drôle c’est que quand j’étais ado et que je lisais « Gaston », je rêvais… de travailler à la rédaction de Spirou, telle que Franquin la représentait !! Je savais bien que ça n’était pas la « vraie » rédaction… mais quand même je mélangeais un peu réalité et fiction, haha ! Donc quel plaisir d’arriver à mes fins,  bien des années plus tard !

6. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre fidélité au mythe et envie d’y apporter votre propre vision ?  

Yoann : Tous les auteurs de Spirou ont apporté leur propre vision, il y a une matrice originelle plus ou moins instituée par Franquin, puis chaque « successeur » l’a enrichi, modifiée, sans pour autant l’abîmer.

C’est exactement ce que nous avons décidé de faire en traçant des perspectives à la série, en n’essayant pas de maintenir les personnages dans la nostalgie d’une époque révolue que pourraient être les années 60. Mais au contraire, on en faisant des personnages de leur époque, et tournés vers les préoccupations et les défis qui attendent notre futur. Nous avons maintenu ce qui nous semblait les ingrédients essentiels d’un Spirou : l’humour, l’aventure, et un poil de fantastique, (ingrédients parfois présents dans l’œuvre de Franquin).

Vehlmann  : oui et ce fantastique était aussi présent dans les Tome & Janry, sous une forme pseudo-scientifique (avec les potions de Champignac). Ainsi, c’est parce qu’ils ont mis en scène une transformation monstrueuse de Dupilon, dans le récit court « L’incroyable Burp », que je me suis par exemple permis de rebondir sur l’idée de Groom-Garou proposée par Yoann ! Ca nous semblait acceptable dans la série… alors même que nous avons ensuite reçu une volée de bois verts de vieux  fans sur certains forums de collectionneurs, quand « La Face cachée du Z » est sorti, haha !! Mais ce qui est drôle, c’est que ce même album est désormais un de ceux dont on me reparle le plus  spontanément avec affection, lors de festivals !!  Comme quoi, les gouts et les couleurs varient d’un lecteur à l’autre, mais aussi d’une génération à un autre…

7. Quels personnages secondaires (Champignac, Spip, ...) avez-vous pris le plus de plaisir à revisiter ?

Yoann : Zorglub, Champignac, Zantafio, ainsi que les nouveaux personnages bien sûr.

Vehlmann  : Et dans nos nouveaux perso, j’ai un faible pour Poppy Bronco, notre « Chuck Norris » du pauvre, haha… Mais sinon,  pour moi aussi, c’était génial de pouvoir « piocher » dans ce magnifique coffre à jouet et de pouvoir jouer avec tous ces héros, mais surtout tous ces méchants (j’ai un faible pour Zantafio, qui est quasi-tragique dans sa louze)… Oh et aussi avec le marsupilami, le temps d’un album !!

8. Après plus de dix ans passés avec Spirou, qu’est-ce qui vous touche le plus dans le lien que les lecteurs entretiennent avec ce personnage ?

Vehlmann  : J’adore le fait que certains lecteurs de Spirou continuent à le faire découvrir à leurs enfants… A l’ère du Manga, c’est assez touchant !

9. La série « Les Aventures de Spirou et Fantasio » est reléguée à Abitan, Guerrive & Schwartz pour le tome 56 et son histoire très particulière. Pouvez-vous nous partagez les conditions de ce passage de flambeau et votre ressentit sur la situation ? 

Vehlmann  : Je tiens déjà à préciser que contrairement à ce que j’ai parfois entendu, notre départ de « Spirou et Fantasio » s’est réglé à l’amiable, nous n’avons pas été virés, haha !

En fait, comme nous nous amusions de plus en plus sur le spin-off de Supergroom, les éditions Dupuis nous ont proposé de laisser à d’autres la série mère, de manière à ce qu’elle ne soit pas « bloquée », ce qui était un argument très compréhensible - et nous avons donc accepté, moyennant une renégociation de notre contrat.

Ensuite, je trouve complètement normal que les nouveaux repreneurs fassent du personnage ce qu’ils en ont envie : ce sera bien entendu différent de notre point de vue, à Yoann et moi, et c’est le jeu, c’est ce qui est passionnant. J’espère donc qu’ils s’amusent beaucoup et je leur souhaite tout le succès possible !

10. Comment décririez-vous votre méthode de travail en duo ?

Yoann : Nous avons toujours travaillé de manière très proche, Fabien et moi, avec de précieux et longs moments où l’on échangeait nos idées sur les nouveaux albums à venir. Fabien étant très à l’écoute, il me demandait souvent qu’elles étaient mes envies de dessins, de décor, de personnages, d’ambiance, ce qui m’a offert une grande liberté et m’a permis de toujours dessiner des Album que j’avais envie. Pour cela, je le remercie !

Vehlmann  : Déjà, on a beaucoup ri, lors de nos sessions de travail, un peu comme deux gamins en train de préparer des bêtises… Et puis voir Yoann en train de crobarder un personnage ou une posture, en direct sur un bout de papier, ça restera sincèrement parmi les plus grands plaisirs de ma carrière de scénariste !! Il a vraiment une capacité unique à rendre un dessin vivant en quelques coups de crayons, c’est assez dingue d’assister à ce petit miracle en direct !!

11. Fabien, comment écrivez-vous un scénario en pensant au style si particulier de Yoann ?

Vehlmann  : Ah d’une manière générale je me fais toujours un point d’honneur à écrire sur mesure, donc j’ai essayé avec Yoann de le pousser vers ses points forts, à savoir les univers extraordinaires, mais aussi les personnages avec des trognes, ainsi que les animaux, bien entendu (son Spip est un des plus beaux de la série, à mon humble avis).

©2025 -  Super Groom 3 -  Vehlmann & Yoann - Dupuis

12. Yoann, comment transformez-vous les indications de Fabien en univers graphique ?  

Yoann : Fabien fait partie de ses talentueux scénaristes, qui transmettent avec aisance la vision qu’ils ont à leur dessinateur. À la lecture des scenario de Fabien, les images me viennent quasi instantanément, et sans grandes difficultés. S'il a pu arriver quelques rares fois où je n’étais pas sûre du propos, on se voyait et on en discutait,... problème, résolu.

13. Quelles ont été vos plus grandes complicités et vos plus grandes disputes créatives au fil des albums ?  

Yoann : Je n’ai pas souvenir qu’il y ait eu la moindre dispute concernant notre collaboration, que du plaisir, au contraire !

Vehlmann  : Jamais aucune dispute, que du rire ! Et s’il nous arrivait de ne pas tout de suite arriver à obtenir le résultat désiré, on se remettait juste au boulot pour essayer de faire mieux la fois d’après…  

14. Peut-on espérer un retour de Super Groom ou plus généralement de Spirou sous votre pinceau ou considérez-vous cette aventure comme définitivement close ?

Yoann : L’avenir nous le dira, mais pour l’instant il n’y a aucun projet dans ce sens. Pour ma part, je considère comme clos ce chapitre avec Dupuis. Un autre s’ouvrira, peut-être dans le futur, qui sait ?

Vehlmann  : De fait, j’avoue que l’idée d’une adaptation audiovisuelle me plairait beaucoup. Je trouve que notre superhéros gaffeur a un chouette potentiel pour de l’aventure humoristique haute en couleur !!

15. @Vehlmann :  En octobre sort Satanie, une collaboration avec les Kerascoët. Comment est né ce projet et quelle part personnelle y avez-vous mise ?

Vehlmann  : Satanie est en fait la réédition d’une œuvre parue d’abord chez Dargaud, puis terminée chez Soleil. Après avoir co-écrit « Jolies ténèbres » avec les Kérascoët (sur une idée de Marie Pommepuy), nous avions en effet convenu de faire un projet qui serait cette fois venu d’une de mes idées. Et j’ai proposé ce récit souterrain, bien entendu très inspiré du « Voyage sous la terre » mais en plus psychédélique.

Parution prévue le 15 octobre 2025

16. @Vehlmann Satanie revisite l’imaginaire de Jules Verne avec une dimension sombre et intime. Qu’avez-vous voulu raconter à travers l’histoire de Charlie ?

Vehlmann  : Avec Charlie, j’ai voulu transformer cette aventure en une sorte d’odyssée intérieure, à travers la psyché et la folie de l’héroïne, laquelle recherche désespérément son frère. Celui-ci a disparu lors d’une expédition de spéléologie alors qu’il voulait démontrer l’existence de l’Enfer … en se fondant sur la théorie de Darwin, haha – une idée que j’ai trouvée à la fois très drôle et jubilatoire à élaborer et à justifier. Et au delà de la référence à Vernes, on est aussi assez proche d’un voyage initiatique à la Myazaki, avec son incroyable « Voyage de Shihiro » et son bestiaire fabuleux.

17. @Yoann Votre style est reconnu pour son énergie et sa fantaisie graphique. Comment avez-vous vu évoluer votre dessin entre vos débuts (Phil Kaos, Toto l’ornithorynque) et aujourd’hui ?

Yoann : Avec Spirou, j’ai appris à être plus rigoureux, plus exigent. Je suis de plus en plus conscient de mes limites...

18. @Yoann Pouvez-vous nous parler de votre prochain projet BD ?

Yoann : Je travaille sur un roman graphique d’  "actualité" pour les éditions Casterman. Puis une nouvelle série co-écrite avec Benjamin Richard pour Ankama.

19. Si vous pouviez choisir n’importe quel univers (hors Spirou) pour retravailler ensemble, lequel serait-il ?  

Yoann : Fabien et moi sommes des auteurs polyvalents, nous pouvons nous intéresser à des univers très différents. La question serait plutôt quels univers/thématiques ne voudrions-nous pas aborder ? Mais j’avoue ne pas avoir le temps de me poser ces questions.

Vehlmann  : Ce qui est sûr, c’est que si on devait retravailler ensemble sur un récit, j’y mettrais plein d’animaux, car Yoann les dessine comme personne !!!!

Ceci conclut l'interview.

Avec Super Groom Yoann et Fabien Vehlmann ont réussi à offrir une relecture audacieuse et pleine d’humour de Spirou, entre hommage aux super-héros et réflexion sur notre monde contemporain. Leur complicité créative, sans cesse guidée par l’envie d’innover et de surprendre, a marqué l’univers de la BD franco-belge. Si s'agit peut-être de la dernière aventure de Spirou entre leurs mains de Yoann & Velhmann, l’empreinte laissée par ce duo sur Spirou et ses déclinaisons restera durable dans le cœur des lecteurs.